Le train glisse sous un ciel bleu. Les rayons d'automne surlignent par touches successives les pages d'un livre où se penche le visage d'une jeune femme. Voici le bonheur tranquille d'un compartiment qui se vide. Elle peut étendre ses jambes, se laisser aller à sa lecture, s'évader vers la sérénité voluptueuse de la fiction...
Mais cet espace est comme une belle place qui ne peut rester vide quand l'architecte décide d'y bâtir un monument incongru... Soudain, le vent se lève sur cette rêverie. Faisant irruption, quelqu'un jette, en un bruit sourd, un cartable redondant sur la banquette, en face. Elle doit pousser ses pieds, se rapprocher de la fenêtre. Avec des gestes d'importance, il retire son pardessus, son veston, son pull, les laisse tomber successivement sur la sacoche; il retrousse ses manches l'une après l'autre et ajuste son pantalon à plis pour s'asseoir et croiser de longues jambes.
Se défendre de cet instant, se raccrocher aux mots, suivre la pensée fluide de l'auteur... Des paroles retentissent :
" Allô.. Allô, c'est moi... ça va ?... Je suis dans le train..."
Elle relève la tête. Un voyageur, les traits jeunes encore, rudement gravés, exhibe un portable tel le chevalier d'antan brandissant une dague. Avec emphase, il parle à sa belle; lèvres retroussées sur un sourire aux longues dents. La conversation se déploie dans toute sa richesse puis s'interrompt....
Ouf, un tunnel !... Reprendre sa lecture. Se concentrer à nouveau. Hélas, un instant seulement. Le téléphone retentit. Et le bouillant cavalier reprend son discours tel un coq poussant un cocorico vainqueur. La lectrice se raccroche désespérément au fil salutaire des mots. S'abstraire de la réalité. Ne pas entendre. Retourner vers cet ailleurs. Efforts désespérés !...
Tout près de sa joue inclinée, elle sent passer quelque chose, sur un mouvement de va et vient, qui ponctue en rythme les intonations du parleur et la frôler tout à coup de façon imperceptible. Son regard se pose sur une énorme chaussure sombre en cuir, un bout de chaussette blanche sur la jambe de cet homme. Le pantalon relevé laisse voir la toison qui court sur le mollet.
C'est fini, elle ne parvient plus à lire. Elle referme son livre en le claquant. Elle dévisage ce passager avec sévérité, soupire à plusieurs reprises. Elle voudrait le souffleter, lui tirer les cheveux, lui cracher au visage, lui crier de partir. L'air devient lourd. Elle se tourne vers la vitre. Le ciel s'est terni.
Après tout, songe-t-elle, je ne suis qu'une femme victime d'un « encombrant » auxjambes et aux dents longues.
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